14

 

 

 

« Je traverse », dit-elle simplement.

Grunthor éclata de rire. « Si vous voulez vous suicider, je préférerais que vous essayiez de pas abîmer la viande. Allons, mam’zelle, reprenez vos esprits.

— Écoutez, trancha-t-elle avec impatience. Je ne fais pas demi-tour. Aucun de nous ne le peut. Vous vous rappelez les éboulements ? La voie est bloquée. On ne sortira jamais par là. La seule direction possible, c’est tout droit.

— Et comment suggérez-vous que nous nous y prenions, par curiosité ? » demanda Achmed. Le ton de sa voix était sincère, ou du moins autant qu’il pouvait l’être.

Rhapsody inspira profondément, sachant que ce qu’elle s’apprêtait à dire paraîtrait complètement farfelu, dans le meilleur des cas. « Vous vous rappelez ce que j’ai expliqué, au sujet des noms ? Qu’ils peuvent nous faire redevenir ce que nous étions autrefois ?

— Vaguement.

— Eh bien, j’y réfléchis depuis que cette possibilité s’est dessinée. Je pense que le seul moyen d’aborder ce feu, c’est de nous envelopper dans le chant de nos noms, et d’espérer en ressortir recréés.

— Vous passez en premier, chérie, gloussa Grunthor.

— Bien sûr, s’empressa-t-elle de répondre. Je ne l’envisageais pas autrement.

— Vous voulez vraiment sortir de ce tunnel plus que tout au monde », conclut Achmed d’un ton à mi-chemin entre la compassion et la raillerie, que Rhapsody avait baptisé la compaillerie.

« Vous avez une meilleure idée ? » Elle s’assit sur la Racine et défit le nœud de son sac en lambeaux, d’où elle sortit son higen, un instrument à cordes de la taille de la paume de sa main de la forme d’une minuscule harpe. « Si j’arrive à passer, je reviendrai vous chercher, si je le peux. » Elle épousseta ce qu’il restait de sa cape et se releva. « Si je ne reviens pas, au moins vous saurez qu’il faut essayer autre chose. »

Grunthor secoua la tête, les yeux fixés sur l’enfer qui se déchaînait à quelques pas devant eux. « Je l’sais déjà, pas besoin d’gaspiller votre vie.

— Laisse-la partir », dit simplement Achmed.

Rhapsody sourit. « Merci. Au moins, si je n’y arrive pas, vous serez enfin débarrassés de moi. »

Grunthor était visiblement de plus en plus affecté. « Si j’avais voulu m’débarrasser d’vous, je l’aurais fait y a déjà un bail. J’aurais pu vous briser la nuque d’une main et hop, terminé. »

Elle passa un bras autour du cou du géant qui tremblait. « À l’époque, peut-être bien. Mais depuis je me suis bien entraînée à l’épée, je vous ferais remarquer. » Elle le serra plus fort, et il se pencha pour l’étreindre lui aussi. « Au revoir, Grunthor. Ne vous inquiétez pas. Je reviendrai. »

Il recula et la contempla, tentant un pauvre sourire. « Je croyais que vous deviez toujours dire la vérité ? »

Rhapsody lui tapota la joue. « C’est ce que je fais », dit-elle d’une voix douce avant de se tourner vers l’homme en cape noire qui l’avait tellement malmenée, et qui l’avait piégée à mille lieues sous terre. « Au revoir, Achmed.

— Dépêchez-vous, nous n’allons pas vous attendre longtemps.

— Eh bien, voilà qui est encourageant », dit-elle en riant. Puis elle jeta son sac sur son épaule et se dirigea droit vers le brasier. Les deux Bolgs regardèrent son ombre minuscule s’allonger sur les flammes grondantes, puis disparaître dans la paroi vibrant de chaleur et de lumière.

 

Lorsqu’elle se trouva aussi près qu’elle pouvait le supporter, Rhapsody ferma les yeux et pressa son higen contre sa poitrine. Les cordes minuscules étaient chaudes sous ses doigts ; elle se brûla les doigts en les pinçant, alors qu’elle essayait de déterminer la bonne chanson, sa propre chanson.

Elle ne connaissait que la note unique qui résonnait dans son esprit, ela, sixième et dernière note de la gamme. Chaque individu s’accorde à une note particulière, avait dit son professeur. Rhapsody s’était beaucoup amusée de découvrir la sienne. Elle était le sixième et dernier enfant de sa famille. Cette note lui convenait parfaitement car elle avait un sens, à ses yeux. Elle l’entonna et sentit monter la vibration familière. La mélodie capturant son essence serait moins aisée à distinguer. Son nom véritable, mis en musique, était facile à chanter. Elle commença par lui.

À partir de la ligne simple de la mélodie, elle conçut un refrain, une suite de notes qui résonnait en son for intérieur et qui lui donnait le frisson. Note après note, mesure après mesure, elle bâtit la chanson en superposant sa voix à celle de l’higen. Puis, rassemblant tout son courage, elle pénétra au cœur des flammes.

Lorsqu’elle atteignit le brasier infernal, l’intensité de la lumière lui mit les larmes aux yeux. La douleur les lui ferma. Elle continua d’avancer, sans cesser de chanter ni de prier pour que, si jamais elle se trompait, le feu la consume en un instant, abrégeant ses souffrances.

Il y avait au cœur du foyer un vent naturel qui faisait voler ses tresses blondes autour d’elle, illuminant sa chevelure comme une torche. Il devenait de plus en plus difficile de respirer. Rhapsody ouvrit les yeux et constata qu’elle se trouvait dans la paroi de feu.

Elle accorda sa propre chanson sur le chant inné des flammes, plus sonore. Ses yeux cessèrent tout à coup de piquer. Lorsqu’elle les rouvrit, elle découvrit une kyrielle de couleurs flamboyantes qui se balançaient devant elle comme des hautes herbes dans un vent violent. Un sentiment de paix et de sécurité l’envahit. Le feu la reconnaissait. Il ne lui ferait aucun mal.

Les reflets bleu saphir scintillants se tortillaient sur fond de rouge orangé éclatant et de petites langues jaunes, tourbillonnaient tout autour d’elle. Rhapsody sentit la douleur dans ses os et ses articulations disparaître comme par magie. Elle se demanda vaguement si la gueule du feu était en train de l’immoler, de la consumer. Dans une certaine mesure, c’était une sensation proche de la joie, le sentiment d’être encerclée par l’acceptation ultime. Elle se mit à chanter plus fort, transformant les airs mêlés du feu et le sien propre en un chant de célébration.

La voie devant elle se dégagea, des coins d’ombre apparurent l’espace d’un instant, pour disparaître une seconde plus tard sans laisser de trace. Elle s’arma de toute la force de sa volonté et reprit son chemin ; il lui fallut tout son courage pour quitter le foyer. Si elle s’abandonnait à la douceur des lieux, elle savait qu’elle y resterait à jamais, absorbant avec bonheur la chanson du feu jusqu’à en devenir partie intégrante elle-même.

Soudain la chaleur délicieuse quitta son visage ; elle eut l’impression qu’une vague glacée venue de l’océan la gifla. Rhapsody ouvrit les yeux et vit les ténèbres devant elle, même si les murs de feu tremblotaient toujours à la lisière de son champ de vision. Devant elle s’étirait un tunnel semblable à celui qu’elle venait de quitter, mais avec des caractéristiques différentes. Malgré la chaleur du feu, elle sentit un frisson la parcourir. Elle avait traversé la muraille de flammes.

Elle fît alors volte-face et se précipita dans les flammes, sans cesser une seconde de chanter.

 

De l’autre côté du noyau de feu, Grunthor attendait en montrant des signes de nervosité, son regard désespéré perdu dans le sinistre aveuglant. Il suait par tous les pores de sa peau vert-de-gris. Au bout de ce qui lui parut une éternité, il cligna les yeux et pointa le doigt vers les flammes. « Je la vois, m’sieur ! »

Achmed hochait déjà la tête. Il avait aperçu son ombre une seconde plus tôt, aussi haute que le plafond de la grotte, disparaissant et réapparaissant entre les vagues de feu.

La femme qui surgit du brasier ressemblait vaguement à Rhapsody, mais elle en différait par bien des aspects. Sa chevelure avait perdu sa teinte d’or clair au profit d’une couleur miel doré. Elle leur fit signe depuis la lisière du feu.

« Venez, les exhorta-t-elle d’une voix couverte par le brouhaha des flammes. Je ne sais pas combien de temps la voie restera ouverte. »

Les deux Firbolgs coururent jusqu’à elle en se protégeant les yeux de la chaleur. Rhapsody leva la main pour les arrêter, mais trop tard. La capuche d’Achmed s’enflamma. Elle regarda avec horreur Grunthor se jeter sur lui et le plaquer au sol, étouffant le feu en faisant rouler l’homme dans les cendres blanches.

Elle connaissait le nom d’Achmed, puisqu’elle l’avait baptisé. Elle se mit à le chanter sans discontinuer. Grunthor aida l’homme à se redresser et l’emmena au bord de la paroi enflammée. Rhapsody leva la main pour faire signe au sergent d’attendre, puis elle prit les mains du Dhracien dans les siennes. Les yeux d’Achmed s’éclairèrent lorsqu’il entendit chanter son nom. Il devait ressentir le même bien-être qu’elle avait connu quelques minutes plus tôt.

Lorsqu’elle fut certaine qu’il pouvait tenir debout, Rhapsody transféra cet air sur l’higen, jouant tandis qu’Achmed restait au bord du feu. Elle se mit à composer pour lui une chanson articulée autour du thème de son nom.

« Sentez-vous la chanson vous picoter la peau ?

— Non. » Les lambeaux de sa capuche s’effritèrent et tombèrent au sol, révélant l’horrible blessure qui lui barrait le front et les yeux. Achmed était devenu aveugle. À cette vue, les yeux de Rhapsody s’emplirent de larmes. La blessure avait l’air effroyable.

Elle réfléchit le plus vite possible. « Dites-moi quelque chose de vous qui me permette d’ajouter un thème au refrain, qu’il vous reflète mieux. » Elle ajouta les notes musicales des mots Firbolg et Dhracien. « Dois-je vous redonner votre ancien nom, le Frère ? »

Achmed secoua vivement la tête, faisant voler des gouttelettes de sueur qui s’évaporèrent au contact des flammes. Son visage reflétait la lumière qui ondulait derrière elle.

« Par rapport à vos frères et sœurs, vous vous situiez où ?

— L’aîné », dit-il au prix d’efforts monstrueux.

Rhapsody hocha la tête et incorpora ce mot dans la mélodie. En regardant le visage d’Achmed, elle constata que cet ajout avait provoqué une réaction chez lui. « Encore juste un détail, Achmed, n’importe quoi qui fasse partie de votre identité. Quelle est votre profession ? »

Achmed se mit à trembler, soudain terrassé par le choc de sa blessure. Il se pencha aussi près d’elle que possible pour lui souffler le mot : « Assassin. »

Rhapsody cligna les yeux. Bien sûr, se dit-elle. Elle reprit la chanson, ajoutant cette nouvelle dimension.

Les yeux brûlés d’Achmed s’ouvrirent plus grand et, toujours aveugle, il hocha la tête lorsqu’il sentit le chant l’envelopper, comme Rhapsody un peu plus tôt. La seconde qui suivit, un souvenir traversa l’esprit de Rhapsody, une image d’Achmed se tenant à la croisée de milliers de chemins différents le long de la Racine, choisissant avec la plus grande désinvolture leur trajectoire dans le ventre de la Terre. Il avait eu l’air de s’en moquer, certain que ses choix les menaient dans la bonne direction, sans jamais un soupir d’hésitation.

Une fois Grunthor lui avait chuchoté à l’oreille que le Dhracien suivait le cœur battant de la Terre, qu’il en sentait le pouls, qu’il se laissait guider dans ses veines et ses chemins vibrants de la même manière qu’il traquait une proie dans le royaume de l’air, le monde du dessus.

Traqueur infaillible. L’éclaireur, chanta-t-elle. Le corps d’Achmed devint translucide et comme son visage quelques instants plus tôt, il se mit à refléter la lueur du Grand Feu. Rhapsody se pencha et l’attira dans les flammes. Elle lui fit rapidement traverser le noyau brûlant, chantant avec toute son habileté de Baptistrelle. Elle le déposa juste à la sortie du mur de flammes et courut rechercher Grunthor.

 

La vision du géant tout tremblant, debout dans l’éclat du tourbillon de feu, lui fendit le cœur. Les yeux d’ambre, paralysés dans une expression qu’elle identifia comme de l’horreur à l’état pur, se détendirent quelque peu en la voyant réapparaître, mais son visage était toujours tordu d’inquiétude.

« Où il est, ma belle ? Il va bien ?

— Venez ! hurla-t-elle pour couvrir le vrombissement des flammes, en lui faisant de grands signes. »

Grunthor la rejoignit en courant et l’attrapa par les épaules. « Est-ce qu’il va bien ?

— Ne craignez rien. Nous allons y arriver... »

Un mugissement féroce résonna. Il parcourut toute la masse de muscles, jusqu’aux griffes qui enserraient les bras de Rhapsody. Ses paroles de réconfort se muèrent en gémissement de douleur. « Où est-il ? »

Rhapsody lui attrapa les mains et se libéra de leur emprise. « De l’autre côté. Il est aveugle, mais vivant. » Elle vit le soulagement lisser l’expression féroce de ses traits, remarqua sa puissante mâchoire fermement serrée et ressentit un nouveau pincement au cœur. Elle connaissait la peur qui le tenait sous sa coupe, mais savait qu’il n’en éprouvait pas une once pour lui-même. D’une main tremblante, Rhapsody tapota sa joue monstrueuse.

« Quel est votre nom firbolg ? » Une série de grondements sortirent de la bouche du géant, suivis par un coup de glotte cliquetant. Rhapsody expira, puis ferma les yeux. « Répétez-le-moi », dit-elle en luttant contre la panique qui l’envahissait.

Écoutant avec attention malgré le roulement des flammes, elle imita le mieux possible la voix de Grunthor. Au bout de plusieurs tentatives, elle sentit comme un bourdonnement en réponse à son appel. En rouvrant les yeux, elle constata que le corps du sergent s’était nimbé d’un halo de lumière scintillante.

« Et vous êtes aussi bengard ? » Grunthor acquiesça. Enfant du sable et du ciel, fils des cavernes et des terres de ténèbres, chanta-t-elle. Bengard, Firbolg. Le sergent-major. Mon instructeur, mon protecteur. Seigneur des Armes Fatales. L’Autorité Suprême Qui ne Souffre Aucune Désobéissance. Le bourdonnement électrique se fît plus prégnant.

Un sourire énorme dévoila les dents de Grunthor. « C’est ça, mam’zelle. Là je sens bien un picotement. Maintenant, allons le rejoindre, d’accord ? »

Rhapsody sourit à son tour. « Grunthor, vous êtes vraiment un ami fidèle, aussi fort et fiable que la Terre même. Venez, prenez ma main. »

Elle mena l’imposant Firbolg à travers les flammes, déclamant son nom et les attributs qu’elle y avait associés, chantant sa chanson baptistrale encore et encore, jusqu’à ce que les ombres qui dansaient sur les murs de feu les aient tous deux engloutis.

Elle cligna les yeux et regarda autour d’elle. Ils se trouvaient de l’autre côté, sortis des flammes, dans le noir. Rhapsody enfouit le visage dans la poitrine de Grunthor, dans l’espoir d’assimiler la disparition brusque et douloureuse de la chaleur du feu sans s’écrouler en sanglots désespérés.

 

Le géant observait Rhapsody dans le noir tandis qu’elle retirait les bandages avec précaution. Au plus profond du tunnel, la lumière du feu se reflétait encore sur eux. Elle avait appliqué certaines de ses herbes médicinales sur les yeux d’Achmed, malgré les protestations appuyées du Dhracien.

Achmed se tenait allongé, la tête posée sur les genoux de la jeune femme, marmonnant d’impatience tandis qu’elle dénouait les bandes de linge. « Je vous ai dit que ce n’était pas nécessaire. J’y vois très bien.

— Eh ben, pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant que je vous emmaillote, dans ce cas ?

— J’étais inconscient ! » s’exclama-t-il, indigné.

Rhapsody gloussa. « Oh oui, c’est donc ça. Je vous trouvais anormalement coopératif. » Elle retira la seconde couche de bandelettes. « Mais ce n’était qu’un traitement d’appoint, pour soulager la douleur...

— Je n’ai pas mal, l’interrompit-il avec colère.

— ... et nous nous occuperons de la blessure elle-même dès que nous rejoindrons un lieu s... »

Rhapsody se tut et contempla le visage du Dhracien, hébétée. La blessure d’Achmed avait disparu.

« Par les dieux », murmura-t-elle.

Achmed arracha les derniers bandages de sa tête. « Je vous avais bien dit que j’étais guéri. »

Grunthor le fixait lui aussi. « Euh, m’sieur, j’crois que vous êtes un peu plus guéri que c’que vous pensez.

— Et qu’est-ce que ça veut dire, je te prie ? »

Grunthor dégaina sa hache d’armes, une arme longue rappelant une pique, dotée à une extrémité d’une lame de hache qu’il appelait Salutation, ou Sal, pour faire court. « Jetez un œil. Vous vous rappelez cette blessure au couteau que vous aviez récoltée à Kingston, y a quelques années ?

— Oui ?

— Disparue, m’sieur. Voyez par vous-même. »

Achmed saisit la lame des deux mains et en scruta les profondeurs. Puis il attrapa sa chemise à la taille et se mit à inspecter son abdomen. « Mes cicatrices ont disparu.

— Les miennes aussi », répondit Grunthor en se tournant vers Rhapsody, qui examinait son poignet. Elle croisa son regard et hocha la tête.

« Toutes nos blessures ont disparu, et nos cicatrices aussi. Comment est-ce possible ? »

Rhapsody sourit. « Rappelez-vous ce que je vous ai dit, il y a bien longtemps. »

Achmed se redressa et se remémora leur premier combat avec la vermine, lorsqu’elle avait fredonné sa première chanson de guérison pour faire disparaître la blessure de son avant-bras.

Allez-y, moquez-vous tant que vous voudrez. Mais la musique sous une forme ou sous une autre est probablement ce qui nous sortira de cet endroit.

Bien sûr : si vous m’agacez trop avec vos chansons, je me servirai de votre corps comme vrille pour percer les murs.

Ça fait partie des dons du Baptistrel. Il n’y a ni objet, ni concept, ni loi aussi puissante que le nom véritable d’une chose donnée. Notre identité est intimement liée à ce nom. C’est l’essence de ce que nous sommes, notre histoire individuelle, et parfois il peut nous rendre à notre vraie nature, peu importe combien on a été changé.

« Vous voulez dire que nous avons été recréés ? »

Rhapsody haussa les épaules. « Je ne sais pas, je le pense. La première fois que j’ai traversé les flammes, je suis certaine d’avoir senti mon corps partir en fumée, comme si j’étais en train de m’immoler. Du fait que j’ai chanté nos noms véritables tout le long, je pense que les dommages infligés à nos corps par la vie et les circonstances ne se sont pas reproduits sur nos nouvelles enveloppes. Y aurait-il d’autres manifestations qui iraient dans ce sens ? »

Achmed se passa lentement la main à la base du cou. La chaîne invisible par laquelle le démon le contrôlait autrefois avait lâché lorsque Rhapsody avait renommé le Frère dans les ruelles d’Easton, et elle avait disparu depuis si longtemps que c’était impossible à dire. Les os fracturés avaient l’air aussi forts et en bonne santé qu’au premier jour, mais il n’était pas certain que la sensation était très différente, cependant.

« Je ne sais pas. Vous avez retrouvé votre virginité ? »

Rhapsody sursauta comme si on l’avait giflée. En temps normal elle ignorait les allusions de cet acabit, mais l’expérience extatique et effroyable de cette purification par le feu avait épuisé sa résistance en matière de railleries. Grunthor vit son air et jeta un regard furieux à Achmed. Puis le géant se tourna de nouveau vers Rhapsody et sa mâchoire s’affaissa de surprise. « Ma belle, retournez-vous une minute, là.

— Laissez-moi tranquille, répliqua Rhapsody. Je ne suis pas d’humeur à me faire houspiller.

— Non, mam’zelle, s’il vous plaît, insista Grunthor. Je veux regarder votre visage. »

Rhapsody se tourna lentement vers lui, le regard toujours prudent.

« Criton », murmura Grunthor. Achmed leva les yeux à son tour et sentit sa mâchoire s’ouvrir, lui aussi.

Rhapsody était une belle femme, avant de traverser le feu, même si le temps et la crasse avaient affecté son apparence, au cours de leur interminable marche le long de la Racine. Le changement était considérable. La traversée des flammes avait brûlé toutes les imperfections et leur avait rendu une créature qu’ils reconnaissaient à peine.

Ses longs cheveux dorés étincelaient à la lumière du feu, scintillant comme de l’or liquide. Son teint s’était lissé et sa peau avait pris la texture et l’apparence des pétales de rose, rayonnant dans la pénombre. Lorsque, quelques instants plus tard, elle se retourna vers eux d’un air las, ses yeux d’émeraude, plus vifs que des gemmes, lancèrent des éclairs en attrapant les rayons de lumière. Belle autrefois, elle était devenue éblouissante. Même pour des yeux firbolgs, l’aura de cette beauté surnaturelle était flagrante.

« Quoi ? » lança-t-elle d’un ton irritée.

Grunthor mit un moment à retrouver sa voix. « Par les dieux, Votre Altesse, vous êtes parfaite. »

Les traits splendides de Rhapsody s’adoucirent, et l’expression qui se dessina sur son visage fit violemment rougir les deux hommes ; ils ressentirent en outre un brusque afflux de sang sous la ceinture. « Je vous en prie, Grunthor. J’ai été heureuse de vous être utile, dit-elle avec gentillesse. C’était le moins que je puisse faire pour vous remercier tous les deux de m’avoir aidée vous aussi.

— C’est pas c’que je voulais dire. Vous êtes différente. »

Rhapsody fronça les sourcils. « Comment ça ?

— Ce qu’il veut dire, intervint la voix mal assurée d’Achmed, c’est que si vous retourniez dans votre ancienne profession, vous pourriez demander n’importe quel prix, vous l’obtiendriez à la seconde, rien que pour donner à un homme la chance de poser les yeux sur vous. »

Rhapsody secoua la tête, agacée. « J’aimerais que vous arrêtiez de parler de mon ancienne profession. Je ne vous tourmente pas au sujet de vos péchés passés. Et croyez-moi, personne ne paie juste pour regarder. »

Achmed soupira. Aujourd’hui n’importe qui paierait. « Rhapsody, vous êtes plus belle qu’avant. Vous êtes stupéfiante. »

Rhapsody le dévisagea avec attention à la lueur distante du feu brûlant au cœur de la Terre. Achmed avait toujours veillé à garder sa cape et sa capuche aussi souvent que possible, se comportant par mille subtilités comme un homme conscient de son apparence déplaisante, voire horrible. À présent, à voir son air spontané à la lumière, elle ne comprenait pas pourquoi il avait agi de la sorte. Il n’était pas laid, du moins pas aux yeux de la jeune femme, et possédait même une étrange beauté, pour tout dire. Loin d’un visage reflétant la monstruosité, c’était l’esquisse d’un dieu distrait.

Il était aisé d’imaginer la matière à partir de laquelle il avait créé. Sa tête rappelait celle, inachevée, d’une sculpture, avec ses traces de doigts et ses amas d’argile, pas encore raffinée : une petite excroissance pour figurer le nez, des traces de pouce inégales pour marquer l’emplacement où viendraient se ficher les yeux, un autre coup d’ongle pour la bouche, à demi souriante, à demi grimaçante, sans lèvres encore.

Les yeux désassortis, le fin réseau de vaisseaux sous la surface de la peau avaient dessiné une œuvre d’art, non pas séduisante au sens classique du terme, mais rare et fascinante. Peut-être voyait-il quelque chose d’approchant en elle.

« Vous savez, vous n’êtes pas mal vous-même », dit-elle avec un petit sourire.

Achmed se tourna vers Grunthor, et tous deux hochèrent la tête avant de détourner le regard. Elle ne comprenait pas. À l’évidence, elle ne pouvait comprendre.

Rhapsody, Première Partie
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